Montessori et les neurosciences

Entrevue de Léonard Vannetzel

Entrevue retranscrite ici par Joëlle Gaudreau.

Allan Nguyen rencontre Léonard Vannetzel, spécialiste en neuropsychologie et en psychopathologie en ce qui a trait au développement de l’enfant. Ce dernier s’intéresse particulièrement aux apprentissages quotidiens et scolaires. Il donne régulièrement une formation avec l’ANAE[1] intitulée « Montessori, neurosciences et apprentissages – Outils, ateliers, savoirs et savoir-faire ». Dans cette entrevue, Léonard nous explique comment les neurosciences d’aujourd’hui confirment nombre de découvertes faites par Maria Montessori au début du XXe siècle.

Léonard Vannetzel

AN : Dans votre parcours, vous avez été interpellé par ce que Montessori a fait comme découvertes. Qu’est-ce qui vous a amené à vous approcher de cette pédagogie ?

LV : Je ne sais pas si je me suis approché de Montessori ou si Montessori s’est approchée de moi (rires). Il est vrai qu’il y a eu un engouement médiatique très fort relativement à Montessori ces dernières années [en France], et puis on a eu le sentiment qu’il y avait un petit peu de tout qui se développait finalement. Des choses plus ou moins rigoureuses apparaissaient, et notre travail à ANAE Formations, c’est justement d’essayer de faire en sorte que la rigueur soit en place. Donc je me suis dit que ce serait passionnant de voir ce qui se passait dans ce phénomène Montessori. J’ai ainsi commencé à m’intéresser à Montessori un petit peu tard, et maintenant, j’ai les deux pieds dedans!

Les neurosciences

AN : Ces derniers jours, vous avez donné, à Genève, une formation sur le lien entre les neurosciences, la psychologie et les découvertes de Maria Montessori, qui ont plus de cent ans.

LV : Oui, tout à fait. En avançant dans cette compréhension progressive de Montessori, j’ai été stupéfait par la dimension visionnaire qu’elle a eue par rapport au développement des sciences. Aujourd’hui, on se retrouve, non seulement en neurosciences, mais aussi en psychologie cognitive et en psychologie de l’enfant en général, à découvrir ou à redécouvrir des choses par le biais de la recherche, que Maria Montessori avait parfaitement comprises il y a un siècle. Ce qu’il y a de plus stupéfiant quand on travaille sur la jonction entre les sciences modernes et la philosophie Montessori, c’est de voir à quel point il y a une convergence optimale de très nombreux facteurs dans la manière de penser le développement de l’enfant. On ne sait pas si c’est Montessori qui est compatible avec les neurosciences ou si ce sont les neurosciences qui sont compatibles avec Montessori, mais dans tous les cas, il y a une convergence extrêmement intéressante sur le plan psychologique. Cela donne envie d’approfondir encore les liens qui peuvent être faits entre Montessori et les sciences modernes.

AN : Parmi ces liens, par exemple, on a beaucoup entendu parler ces dernières années des compétences ou des fonctions exécutives, cela fait partie des sujets que vous avez explorés.

LV : Tout à fait. Les fonctions exécutives sont des fonctions transversales dans notre manière de penser. C’est ce qui nous permet de rester attentifs, de planifier la résolution de certains problèmes complexes, de passer d’une tâche à l’autre. Ce sont des choses qu’on fait un peu tout le temps, mais on s’est rendu compte que c’est une notion clé dans notre manière de fonctionner avec notre intelligence, dans notre adaptation. Ce sont des fonctions hyper importantes à la fois dans les apprentissages du quotidien et dans les apprentissages scolaires. Et ce dont on se rend compte quand on découvre Montessori, ce qu’elle avait parfaitement compris le principe des fonctions exécutives 70 ans avant que soit créé le concept lui-même. Et que, dans la pédagogie Montessori, les fonctions exécutives sont vraiment au cœur de la philosophie. Elles sont tellement au cœur qu’elles sont même reliées intrinsèquement à la question de la motivation, qui est l’énergétique de tout le système intellectuel. Montessori est partie de ce constat qu’il fallait que l’enfant soit motivé pour fonctionner.

AN : Montessori parlait le l’horme ou de l’élan vital, c’est ça ?

LV : C’est ça. L’enfant, dans le système montessorien, apprend très tôt à utiliser ces fonctions. Prenons l’exemple hyperclassique de la tour rose, qui est très souvent utilisé. L’enfant va mettre, selon des perspectives particulières, des cubes de bois les uns sur les autres, ce qui demande, quand l’enfant est jeune, extrêmement de concentration, de préparation, de prise en compte de nombreux facteurs de taille, de poids, etc. Et puis, l’enfant doit réaliser un empilement méticuleux très précis avec ses mains, ce qui fait aussi appel à la motricité fine, et tout cela est sous le contrôle de ce que l’on appelle les compétences exécutives. Et donc, l’enfant va spontanément, et de manière autonome, aller mettre au travail, très tôt, lui-même, ses fonctions exécutives.

AN : Par ses propres choix, d’où la question de la motivation.

LV : D’où la question de la motivation. Donc, on se retrouve avec des enfants qui, très tôt, apprennent à utiliser ces fonctions-là, de manière assez autonome. Ce qui fait qu’ils apprennent le maniement de ces outils de manière très approfondie et assez tôt. Après, quand on fait des recherches et qu’on teste l’efficacité de ces enfants en ce qui a trait aux fonctions exécutives, bien entendu, on trouve qu’ils sont très bons, qu’ils sont meilleurs que les enfants qui sont dans des systèmes typiques.

AN : Vous voulez dire qu’il y a des recherches qui ont comparé les fonctions exécutives d’enfants Montessori et d’enfants d’autres milieux?

LV : Bien sûr. Il y a des recherches qui ont comparé les enfants Montessori avec d’autres relativement à leurs fonctions exécutives et les résultats démontrent que les premiers sont significativement efficaces et en avance dans leur développement en ce qui a trait à ces fonctions. Tous les travaux de Lillard, par exemple, démontrent cela de manière très claire, et d’autres chercheurs le prouvent aussi. C’est tout à fait logique quand on voit ce que font les enfants dans les écoles Montessori; ils font des fonctions exécutives tout le temps en fait!

On n’apprend pas tous à la même vitesse, ni de la même façon!

AN : Et puis, il y a la question du respect du rythme de chaque enfant qui est importante, qui entraine le respect de la motivation aussi. 

LV : Ça, c’est sûr. Aujourd’hui, la question de la rapidité de traitement est une notion clé dans les modèles qui rendent compte de l’intelligence, de la cognition en général. La rapidité de traitement n’est pas du tout la même pour les autres; l’assimilation, l’apprentissage n’est pas le même. Il est vrai que chez Montessori, on a une élasticité du temps; le temps est assoupli et donc l’enfant, selon son rythme, peut se mettre en œuvre, se mobiliser, ce qui favorise évidemment la motivation. Et puis le fait de respecter le rythme propre à l’enfant va accompagner les apprentissages de manière optimale.

AN : On parle aussi du fait qu’une même notion puisse être abordée de façons différentes par le matériel à différents moments de son apprentissage. On parle d’intermodalité, c’est ça ?

LV : De vicariance plutôt. La vicariance est une notion en psychologie qui veut que l’on prenne une tâche de différentes manières, par différents chemins ou par différents matériels, mais au final de faire la même tâche globalement. Cela permet de consolider certains apprentissages très fortement, et en Montessori, il y a de la vicariance un petit peu partout tout le temps, donc ça rend la mémorisation extrêmement efficace.

AN : Quand vous parliez de cela, je pensais beaucoup, par exemple, à l’apprentissage de la multiplication, pour lequel il va y avoir beaucoup de petites étapes avec des matériels différents, des façons variées de voir la multiplication.

LV : Exactement. Et comme la multiplication est ainsi éclairée sous différents angles, elle est d’autant plus claire. C’est d’autant plus stable pour les enfants, puisqu’ils l’ont visitée de plusieurs manières. Donc la multiplication après n’est pas un problème, puisqu’ils l’ont comprise; ils ont fait le tour du problème, c’est ça qui est important.

AN : Ça veut dire que, du point de vue neurologique, quand on fait de la vicariance, on réutilise les mêmes connexions? Qu’est-ce qui se passe exactement ?

LV : Je dirais qu’on renforce les connexions, qu’on multiplie les connexions, un petit peu comme si vous deviez tracer une autoroute alors que vous êtes dans la jungle. On va tracer l’autoroute avec beaucoup d’outils très performants, donc le chemin sera stable, bien tracé, et on pourra utiliser l’autoroute. Souvent, on compare le trajet de l’information dans la mémoire à cela; on est dans la jungle et il faut tracer. Donc, quand on utilise des concepts comme la vicariance, le chemin est d’autant plus facile à utiliser, puisqu’on le connait bien. Sur le plan neurologique, cela optimise les traces, les connexions, qui permettent d’accéder à un souvenir ou à un savoir-faire.

Ce serait bien que tout le monde puisse aller à l’école Montessori

AN : On parle souvent de Montessori comme étant des milieux isolés, parfois élitistes, et il faut travailler fort pour faire entrer Montessori dans les écoles publiques, pour l’offrir à plus de monde. Est-ce que ça peut aussi apporter des choses dans les autres domaines de l’éducation ou au niveau de la recherche? Est-ce qu’on peut penser qu’en s’inspirant de ce qu’a fait Montessori, on puisse faire avancer d’autres domaines?

LV : Considérablement. Je crois que c’est une erreur de penser que Montessori, c’est fait pour les apprentissages scolaires. C’est un stéréotype qu’on trouve assez souvent; on associe Montessori à l’école. Je pense plutôt que Montessori est une philosophie sociétale humaniste dont le projet dépasse très largement le périmètre de l’école: il sert le bien-être social. Il sert l’épanouissement personnel et collectif. Il sert l’altruisme en général dans la société. Le but de Maria Montessori était de servir la paix, que le monde soit en paix. Alors on va très largement dans des objectifs au-delà du principe de l’école et des apprentissages. C’est un projet assez ambitieux, mais néanmoins possible et qui sert de très nombreux domaines. Imaginons les soins en médecine. On a besoin de personnes qui soient autonomes, qui sachent raisonner par elles-mêmes, qui soient dans un certain altruisme dans ce qu’elles font. Les valeurs Montessori sont applicables à de très nombreux métiers et secteurs d’activité, jusqu’à la paix dans le monde, alors ce n’est pas rien. C’est utopique, mais ce n’est pas rien.  

AN : C’était clairement l’objectif de Maria Montessori, quand on la lit, elle parle beaucoup de la paix. Elle était d’ailleurs intervenue aux Nations-Unies.

LV : Absolument, et elle a été nominée au prix Nobel de la paix à plusieurs reprises. On comprend l’importance de cela, c’est tout à fait concret et quand on découvre Montessori, on comprend l’ampleur et la pertinence de ce projet. Au départ, on est même un petit peu surpris et submergé parce que le monde conventionnel est assez peu montessorien; on ne vit pas dans un monde en paix.

AN : Et personnellement, dans les prochaines années, est-ce que vous envisagez d’explorer des avenues dans ce sens-là?

LV : Dans les prochaines années, j’ai pour projet d’écrire un livre avec Charlotte Poussin dans lequel nous dialoguerons sur l’interface entre Montessori et les sciences psychologiques, pour faire les passerelles entre tout cela. Et puis, par ailleurs, j’aimerais conduire une recherche dans le cadre d’une thèse de doctorat, qui porterait sur Montessori et le développement de la pensée logique, dans ce rapport dont on parlait tout à l’heure avec les fonctions exécutives. C’est-à-dire: est-ce que les enfants qui sont dans le système Montessori depuis un certain temps acquièrent les principes logiques avant les autres enfants de leur âge? Et: est-ce qu’on peut mettre cela en lien avec un développement accéléré des fonctions exécutives? Cela m’intéresse beaucoup parce que ce sont des questions assez fondamentales.

AN : Merci beaucoup Léonard et au plaisir de vous voir au Québec.

LV : J’y viendrai avec plaisir lorsqu’on m’y invitera.


[1] Approche Neuropsychologique des Apprentissages chez l’Enfant, www.anae-formations.com